dimanche 6 avril 2014

73. Debout

Hier, ça n'allait pas. A vrai dire, toute la semaine, ça n'allait pas.
Aller au travail, le ventre serré, être incapable de manger, boire du bouillon pour se réchauffer à midi, ruminer, ressasser, et pourtant, travailler. Corriger, apprendre, répéter, gérer, répondre. Être à 100% de 9h à 16h35 puis se dégonfler comme un ballon vide quand retentit la dernière sonnerie de la journée.

Je l'ai sentie arriver. Lentement, insidieusement. J'ai appris à la détecter.

Alors, j'ai lutté. Le matin, je mangeais le plus possible (un café, un yaourt, mes cachets), le soir, je me rattrapais, la douche et les livres ayant fait évacuer momentanément le stress de la journée, mes intestins se desserraient et acceptaient riz, pâtes et oeufs. J'ai lu, beaucoup, ai fait des choses qui me plaisaient. Mais malgré tout, les bas sont devenus plus forts que les hauts.

Vendredi, en me levant, j'avais envie de pleurer et de crier, en même temps. Tout s'est mélangé d'un coup, au réveil.

Parce que j'ai déconné avec ma pilule, puis enchaîné avec des règles bizarres qui ne s'arrêtent pas, nous n'avons plus rien fait depuis plus de 20 jours et, malgré la tendresse et les baisers, malgré toute la raison qu'il me reste, c'est la pensée maligne et sournoise je suis hideuse et il ne me désire plus qui prend le dessus, peu à peu. Pensée qui se transforme, évidemment, en il ne m'aime plus.

Parce que je sais que je ne vais entendre que des malheurs, j'évite d'appeler mes grands-mères, ce qui me fait culpabiliser. Mais je sais, je sais que l'une va se faire hospitaliser parce qu'elle souffre physiquement et surtout, moralement, mentalement, le spectre de la dépression revient, plus fort que jamais, je sais que l'autre continue ses éternelles jérémiades insupportables, j'ai mal j'ai mal j'ai mal je suis seule, je sais que ma mère n'est pas heureuse à son travail, je sais, mais là, je ne peux pas, je ne peux plus absorber ni plainte ni requête.

Parce que le travail de celui que j'aime devient lourd et l'énerve, il m'en parle de plus en plus, lui qui pourtant ne se plaint jamais, raisonne toujours, reste rationnel jusqu'au bout. Oui mais là, on le prend pour un con, de plus en plus, alors, comme moi, ça le ronge, il rumine, nous parlons, mais nous ne pouvons pas changer le monde.

Vendredi, j'ai craqué.
Après une énième connerie du ch3f qui convoque, par la secrétaire, une collègue en plein cours, pour un motif dégueulasse et irrecevable, j'ai eu envie de le frapper. Je me suis mise à crier, hurler que c'était un fils de pute qui ne voulait pas convoquer cette connasse qui fait de la merde, mais alors, convoquer et harceler les gens biens parce qu'il ne les aime pas, ça, il sait faire. Mes collègues m'ont calmée, nous nous sommes calmés, nous n'avons pas pris les élèves, nous l'avons pris en otage, il s'est excusé une heure plus tard, après tentatives de mensonges éhontés et de justifications merdiques. Il n'en pensait pas un traître mot et nous ne lui faisons plus confiance, mais il s'est au moins excusé. Cet enculé. La journée s'est terminée, cette fois, je n'ai même pas pu finir mon "bol d'eau chaude". En rentrant, je suis allée faire des courses, mais je suis parvenue à rester raisonnable. Je n'ai "englouti" qu'un sachet d'amandes et des tartines au chocolat.

Mais le samedi, j'avais encore envie de manger, même sans avoir faim. Alors, j'ai mangé, sans en avoir envie, toute la journée. Du pain, des céréales, des pommes, du chocolat, des frites, des nouilles, des beignets de légumes, des makis d'avocat, des yaourts, des pommes, des boissons, la crise n'a pas duré 20 minutes, elle a duré toute la journée, je me levais, mangeais, retournais manger 15 minutes après, incessamment, continuellement, jusqu'à ce que mon estomac me supplie d'arrêter, le soir, mais non, encore, il en reste encore, il faut finir, les nouilles froides, les litchis, le pain, le lait, encore, encore.
Et puis je me suis levée.

Mais cette fois, ce n'était pas pour aller manger.
Je suis allée dans la cuisine. J'ai pris une cuillère. Un verre d'eau. Des mouchoirs. Je suis ressortie.
Presque inconsciemment, je me suis retrouvée dans les toilettes. A genoux. Avant même d'ouvrir la bouche, je pleurais. Mais dès la première toux, il est arrivé. Qu'est-ce que tu fais ? Ca va ? Tu vomis pas, hein ? Dis ?  En un éclair, j'ai tout caché, me suis rincée la bouche, j'ai répondu, je suis sortie. J'ai attendu 5 minutes pour le rassurer, puis suis allée me doucher.
En me déshabillant, j'ai ri, tout en pleurant, tout en me détestant. Mon corps était devenu grotesque, infâme, tous les aliments avaient commencé à remonter, mais n'ayant pu les régurgiter, ils étaient restés en haut, tout en haut de l'intestin, ma taille avait gonflé de 17centimètres mais mon ventre était resté presque plat. J'étais une espèce de monstruosité anatomique. J'ai ouvert l'eau, et, c'est là, pathétique et déplorable, dans la baignoire, que j'ai continué. C'était effrayant. Effrayant de voir à quel point le corps se souvient. Il se souvient de tout. De la façon dont il faut procéder pour vomir sans tousser, cette fois, de la manière dont la langue doit se tordre, effrayant de sentir que je me sentais soulagée au fur et à mesure que je me vidais, encore, encore, encore. L'odeur nauséabonde de mes repas se mêlait à celle du savon et du shampoing, l'eau coulait, forte, froide, brûlante, incapable de vraiment me laver. Très vite, les vieilles douleurs du dos sont réapparues. Être courbée tandis que les intestins se tordent, se contractent, ça ne pardonne pas. Les genoux aussi se sont souvenu des douleurs d'autrefois, et en me relevant, j'ai cru qu'ils se déroberaient, que je tomberais, mais non, ils ont pu porter cette masse dégueulasse que j'étais.
Le silence est la "capacité" que les boulimiques-vomitives apprennent le plus vite. On mange en silence, on vomit en silence, vite, on efface toute trace de la crise, les yeux, l'odeur, le teint, on se tait, en silence. C'est en silence que j'ai pleuré, que j'ai nettoyé, que je me suis mordu les joues, que j'ai serré les poings. J'avais l'impression qu'une fille maigre décharnée se moquait de moi, pathétique et nue dans mon corps tant détesté, au milieu de la salle de bain qui m'était devenue presque inconnue.

J'ai pris une vraie douche ensuite. Peu à peu, l'odeur de javel a disparu, j'ai reconnu celle du shampoing, j'ai longtemps lavé mon visage, j'ai longtemps massé mon ventre, mon crâne, mon corps.
J'étais calme en sortant de la baignoire. Mia était partie depuis longtemps, mais je m'étais reprise.  Je me suis rhabillée, comme d'habitude, j'ai pris mon livre, comme d'habitude, nous nous sommes couchés, comme d'habitude.
Ce matin, j'ai bu un café. Je suis montée sur mon vélo, je me suis défoulée, puis j'ai enchaîné avec d'autres exercices. J'ai parlé avec le green-eyed man, nous avons mangé, normalement, j'ai fait une lessive, j'ai nettoyé mes lapins, j'ai glandé sur le net. Quand je pense à demain, je me dis que je dois travailler avec un enculé, mais ça, malheureusement, c'est souvent le cas, ma situation n'a rien d'extraordinaire. Je suis encore capable de rire avec les mômes, ils ont compris le present perfect continu vendredi, ma classe de fainéants a enfin appris ses verbes irréguliers, je peux faire des duels de regards avec mon chouchou, et je peux encore me moquer d'eux parce qu'ils se moquent de moi quand je leur dis que je n'ai pas de télé. Au final, tout va presque bien. Je n'ai pas mal au dos, et mes bras ne tremblent pas. Mon poids est normal, normal, normal, je ne suis pas une monstruosité. Les pensées de la veille me semblent risibles aujourd'hui. Mia est loin.

Je pense que je ne guérirai jamais, tout du moins, jamais entièrement.
Qu'à chaque période prolongée de stress, de détresse, de conflit, de désespoir, de manque de confiance, mes troubles reviendront peu à peu, ou du moins, se rapprocheront. Mais chaque crise est de plus en plus éloignée. Vraiment. Je n'avais plus vomi depuis plus d'un an, et si j'étais effrayée et désespérée en plein milieu de cette putain de crise, je me suis reprise très vite. Je n'ai pas ruminé sur ma faiblesse, j'ai avancé. Je me suis relevée. J'ai continué.
Oui, parfois, je cèderai. Je me dirai que je suis hideuse et laide et pathétique, et sur e moment, je le serai sûrement. Mais je saurai aussi que l'état d'esprit dans lequel je me trouverai sera temporaire, qu'il faudra le supporter, comme on regarde passer une tempête, violente et brève. Je saurai que ça ne durera pas.

Aujourd'hui, je me sens bien. Apaisée.
La crise m'a purgée de mes tensions, de mon stress, de ma colère. Un mal pour un bien.
Elle m'a vidée, dans tous les sens du terme. Vidée de la merde ingurgitée et de la merde ressassée.
Aujourd'hui, je suis bien.

Si hier j'étais par terre et à genoux,
aujourd'hui, je suis debout.
Et c'est bien la seule chose qui compte.

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